VASSIGH
Chidan
N°
étudiant : 15603939
Philosophie
Paris 8 en M1
Email: cvassigh@wanadoo.fr
Site Web: www.chidan-vassigh.com
Semestre 2016-2017
Validation du cours intensif : Utopies violentes
Pr. Stéphane
DOUAILLER
Janvier 2017
Questions
à l’utopique
À
travers la Guerre des paysans et son spectre müntzerien.
Ce n’est pas lui qui a
provoqué l’émeute, ils étaient déjà soulevés.
Aujourd’hui, chez ceux
qui visent à changer le monde, non pas en l’aménageant à l’intérieur de l’ordre
existant, caractérisé par l’oppression et la domination, mais en agissant pour
l’avènement d’un autre monde, le mot Utopie a largement perdu son sens
péjoratif nourri notamment par un certain marxisme vulgaire. Ainsi, l’utopie a
cessé d’être un outrage à la politique, du moins chez les penseurs de l’émancipation.
À cet égard, Il faut rappeler que la pensée 68 a grandement contribué à la
réhabilitation de l’utopique dans la philosophie politique contemporaine.
Mais placer l’imagination
à la commande de la pensée révolutionnaire, énoncer et annoncer l’impossible, militer
pour la réalisation de l’utopie possible… ne nous dispensent pas pour autant de
poser des questions à l’esprit utopique comme pensée politique, comme
philosophie d’action.
Ces questions, nous
allons nous y pencher, brièvement dans le cadre d’un petit essai, à travers un
regard sur la Guerre des paysans (Allemagne :
1520-1525) et sur le spectre qui, tout au long de cette révolte, hante
ses ennemis : Thomas Müntzer. En reprenant, ici, la célèbre formulation de
Marx dans le Manifeste, trois siècles après le sermon des conjurés du Bundschuh :
« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ».
À
partir de la Guerre des paysans et du cas Thomas Müntzer, nos questionnements
se portent sur certaines thématiques étudiées dans le cours : Utopies
violentes. Nous en citons quatre :
1 - Quel
« sujet » (ou le « non-sujet ») de l’utopique ?
2 - Quel
modèle (ou non-modèle) pour l’atopie : ce « non-lieu » à venir ?
3 -
Quel universalisme de discours utopique?
4 – Quel usage de la violence (ou de la non-violence) face à
l’ordre violent?
-------------------------------------------
Le XVIème siècle
allemand commence par la manifestation simultanée de trois mouvements,
convergents et conflictuels à la fois, qui vont marquer le destin de ce territoire :
la révolte des paysans et des pauvres contre l’oppression féodale et cléricale,
le réveil national de la bourgeoisie naissante pour constituer un État-nation
et en troisième lieu, peut-être plus singulier, le mouvement de la Réforme
protestante qui va donner au pays une église nationale indépendante et séparée
de l’Église romaine. L’épopée millénariste de Thomas, son appel messiano-politique
à l’avènement de l’outopos, d’un autre monde, sur les décombres du monde
présent, d’un nouvel «ordre, qui est à la fois divin et humain, qui est
unité, cohésion et harmonie »1, font partie
intégrante de cet environnement social, politique et religieux.
1 - Quel « sujet » (ou le « non-sujet ») de
l’utopique ?
« ¾ Cela
te fait mal, Thomas ? Lui demanda le jeune landgrave tandis qu’un greffier
notait les questions et les réponses. »
« ¾ A-t-il provoqué la rébellion
dans la Forêt-Noire ? »
« ¾ dans
le Klettgau et l’Hegau, près de Bâle, il a montré en plusieurs articles,
d’après l’Évangile, comment on doit gouverner, puis il a fait d’autres articles
encore. Les gens de là-bas auraient voulu le garder, mais il les en a
remerciés. Ce n’est pas lui qui a provoqué l’émeute, ils étaient déjà
soulevés… »2
La révolte des paysans
du sud de l’Allemagne, à la fin du XVème et au début du XVIème siècle, n’a
rien de l’utopisme ou de millénarisme, bien
que l’on trouve abondamment, dans les revendications d’une population écrasée
par l’injustice, l’appel au messie de justice. Elle est commencée et menée par
les paysans eux-mêmes, parfois avec la participation active de la plèbe
urbaine, ici les tisserands en faillite, là-bas, les mineurs exploités. Elle est
en fait un mouvement sans « sujet – dirigent», sans « parti
d’avant-garde », pour utiliser notre jargon moderne, bien qu’il y ait des
groupements plus ou moins (mal) organisés, des actions conjuguées sur un
vaste territoire, des réseaux, horizontaux, décentrés et non hiérarchisés. Et
enfin, il y a des prédicateurs de tout ordre, convoités, recherchés, à une
époque où les clercs sont tout-puissants – n’est-il pas toujours vrai aujourd’hui ?
- pour « représenter » les maîtres ou les serfs, pour
« éclairer » le peuple, « parler » à sa place et « montrer »
la voie. Par sa participation et sa contribution active à l’évènement, Thomas
Müntzer est le clerc qui prend fait et
cause pour les insurgés jusqu’à la mort. Tout à l’opposé, se positionne Martin
Luther, qui, lui, prend fait et cause pour les seigneurs.
« L’an 1493, s’est produit un grand soulèvement de
beaucoup de paysans à Sélestat... Ils se sont rassemblés sur le mont Ungerberg
où ils ont juré tous ensemble de supprimer toutes les charges et fardeaux
insupportables qui pèsent sur le peuple…
Ils avaient des partisans dans toute cette
région de l’Alsace. Les conjurés avaient murmuré un mot magique : Bundschuh ! Soulier
attaché avec de longues lanières, symbole de l’état de paysans, en face des
bottes des féodaux, signe de ralliement des villageois à la cause…
Les conjurés défendent leur
lopin de terre contre les exactions féodales en s’attaquant à des tribunaux de
classe : le vieux combat du serf contre le seigneur…
On discute dans les granges, sur le chemin et le
soir dans les auberges. Les autorités procèdent à une vague d’arrestations. Le
bourgmestre… est arrêté, étranglé et écartelé sur la place publique. À de
nombreux autres, on coupe, avant de les bannir, les doigts qu’ils ont
levé pour prêter serment…
L’an 1502, le mouvement reprend dans en
Alsace et dans le pays de Bade. On prête le serment au Bundschuh, en présence
de Joss Fritz, un serf. Il a formé un noyau de quarante messagers qui visitent
systématiquement tous les villages de la région. Il a des amis… dans les villes
où l’on proteste contre les impôts sur le blé et sur le vin… Le soulèvement
échoue… Joss Fritz arrive à s’échapper. Il marche à travers les montagnes
suisses. Il garde des liaisons des deux côtés du Rhin…
L’an 1517, le voilà de nouveau, Joss
Fritz, à la tête d’une organisation qui s’étend sur une centaine de villages.
Avec les mots d’ordre du Bundschuh : suppression de tous les cens, dîmes
et corvées, suppression de toutes les autorités cléricales et séculières sauf
l’empereur, pour établir la justice de Dieu. Ce rêve d’un monde meilleur :
les souvenirs légendaires du communisme primitif des anciens Germains se mêlent
aux mystères de l’Évangile.
C’est en cette année-là, qu’un
moine affiche sur la porte de l’église de Wittemberg, à l’autre bout de
l’Allemagne, 95 thèses sur les indulgences… ça va être l’étincelle qui tombe
sur un baril de poudre.
Dans cette même région saxonne, un tout autre
jeune prêtre reçoit le soir, dans sa cure, des compagnons drapiers, des mineurs
et des laboureurs : Thomas Müntzer…
L’an 1520, Müntzer est à Zwickau. C’est
un village où se noue une conjonction des paysans, des mineurs des environs et
une masse de tisserands travailleurs à domicile, tous exploités par les
praticiens drapiers. Cela donne un mélange explosif composé de l’esprit rebelle
des mineurs et des rêveries des tisserands. Les idées qui les gagnent avec
force jaillissent de leur propre milieu : rêves communistes des taborites,
les disciples révolutionnaires de Jean Hus… Dans la région de petites
communautés influencées par ces idées se sont maintenues. Leurs membres se
réunissent par petits groupes dans des moulins écartés, dans des grottes ou
même dans la ville. Le plus solide de
ces groupes recrute ses fidèles parmi les tisserands. Müntzer descend dans les
quartiers populaires pour faire corps avec ces tisserands avec qui il forme une
sorte de parti capable d’agir…»3
La suite, on la connaît
bien : cinq années d’insurrections paysannes soutenues, plus ou moins et
ici ou là, par la plèbe, avec la participation active du « parti » de
Müntzer… contre l’alliance sacrée des féodaux
et de l’église romaine. Et puis sa fin tragique, réprimée dans la barbarie
par les seigneurs de la terre et de l’esprit clérical en 1525.
Ce récit de la genèse et
du développement de la Guerre des paysans nous amène à une première remarque: c’est
qu’il n’y a pas véritablement parlant de « sujet » dans l’évènement,
à part l’évènement lui-même, le mouvement lui-même, la lutte elle-même. C’est-à-dire
les masses, les paysans, les mineurs, les tisserands et autres couches
populaires pauvres, mendiants et vagabonds… qui se mettent en mouvement, qui
agissent, qui se rassemblent, se solidarisent, prêtent serment... pour une
cause définie et commune, pour un but commun. Ici on voit bien que le rôle des
meneurs comme Jean le joueur de fifre, Joss Fritz… mais plus particulièrement
et principalement le rôle de Thomas Müntzer, restent secondaire, d’appoint,
plutôt que déterminant voire vital pour la survie du mouvement. Si ceux-ci ne
venaient pas aider les paysans, d’autres Fritz ou Müntzer, peut-être pas avec
la même ténacité et envergure, se seraient manifestés tôt ou tard.
C’est quelques siècles plus tard, avec le développement et l’essor du capitalisme, avec la formation de la classe
ouvrière, que la question du « sujet» (révolutionnaire), incarné par cette
classe et son parti d’avant-garde, va devenir l’une des marques de fabrique du
marxisme dans sa version léniniste. Mais la pensée 68, la crise du marxisme, l’effondrement du
socialisme réel vont mettre profondément en question la « doctrine du
sujet ». Le cordon ombilical reliant vitalement « le mouvement »
et « le sujet » va être coupé, du moins dans le nouvel esprit
utopique, dans la nouvelle pensée d’émancipation.
2 - Quel modèle (ou
non-modèle) pour l’atopie : ce « non-lieu » à venir ?
La Guerre des paysans
n’a pas de modèle, d’exemple à suivre, à s’inspirer. Elle n’a pas de loi
prédéterminée sur laquelle elle doit s’aligner, à laquelle elle doit se
soumettre ou se conformer. Elle n’a pas de paradigme vers lequel elle peut s’avancer,
se guider. Elle doit tout inventer, presque ex-nihilo. Cette «Utopie-là »,
ce « non-lieu » réel qui n’est pas encore, ce vivre ensemble qu’elle appelle
de ses vœux et qu’elle veut réaliser dans la lutte, elle n’en aucune idée de
ses contours, de son contenu, de ses aspects. Elle a simplement, dans sa forte
religiosité intérieure, le sentiment que ce qu’elle déclare, ce qu’elle annonce
est juste et conforme aux prescriptions divines et à l’Évangile. Ce qu’elle annonce,
c’est sa volonté de se libérer du joug féodal et clérical et pour cela, elle a
des objectifs concrets et clairs qu’elle va formuler en douze articles.
Que déclarent-ils les
quarante mille paysans insurgés en armes rassemblés en l’an 1525, dans leur
charte de combat, extirpée de tous ses renvois à l’Évangile, afin de
« légitimer » leurs combats :
Nous voulons que désormais nous
ayons le pouvoir et le droit d’élire et choisir nous-mêmes un
curé, ainsi que le pouvoir de le déposer.
Nous voulons que la dîme ecclésiastique
soit désormais reçue et rassemblée par les prud’hommes et non
par l’Église.
Nous voulons être libres
aujourd’hui et mettre fin à ce qui a été d’usage jusqu’à présent de nous
traiter en serfs.
Nous avons le droit de
prendre bête au buisson, poisson dans l’eau courante, oiseau dans l’air.
Nous voulons que toutes les
forêts des seigneurs ecclésiastiques et séculiers n’ayant pas été régulièrement
acquises rentrent dans le domaine de la commune. Tout communier doit être libre
d’y prendre le bois nécessaire au chauffage et à la construction de sa maison.
Nous nous plaignons des corvées qu’on
nous impose chaque jour plus nombreuses et plus longues. Nous voulons
que les travaux imposés par les seigneurs aux paysans soient payés par un
salaire convenable.
Nous nous plaignons que
beaucoup de terres soient grevées d’un cens trop élevé, que la justice est
rendue avec la partialité et que certains seigneurs se sont approprié
injustement les terres et prairies. Personne ne doit plus rien payer
pour le cas de décès.4
Le modèle
« utopique », ce paradigme non connu, non déterminé, non fixé
d’avance ou inventé par pure imagination, ne peut donc se réaliser, se
constituer, comme c’est le cas pour le « sujet » de l’utopique, que
dans le mouvement réel lui-même et à partir des ses affirmations collectives,
performatives, « ici et maintenant » (hic et nunc). Ce « nouvel
esprit utopique » (terme que l’on emprunte de Miguel Abensour5)
va évidemment à l’encontre de l’ancien esprit qui prend naissance, à la
même époque de la Guerre des paysans, à quelque mille lieues plus à l’ouest de
l'Europe, sous la plume d’un autre Thomas nommé More : une
organisation de la société fabriquée de toute pièce et dans toute sa structure
par un esprit sauveur. C’est ce que plus tard va être l’objet de la critique de
Marx : nos conceptions théoriques, dira-t-il dans le Manifeste, ne reposent nullement sur des idées, des
principes inventés ou découvertes par tel ou tel réformateur du monde. Ce
« non-lieu », ce « communisme », dans le cadre du nouvel
matérialisme de Marx et Engels, est le mouvement réel qui est et qui se
fait :
Le communisme n’est pour nous ni
un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité
devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit
l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent de la présupposition
qui existe actuellement.6
Mais ce qu’il nous
paraît certain et que l’on peut déjà
énoncer à l’état où on se trouve sans
se tromper, c’est que dans le nouveau esprit utopique que nous défendons, « ce
mouvement réel », cette utopie réelle en marche, ne peut nullement avoir
un caractère étatique, ne doit pas aboutir à la création d’un autre État, quel
qui soit. Il est autonomie, mise en commun égalitaire, non hiérarchique et
contre l’État. Il est le non-lieu à venir où le libre développement de
chacun est la condition du libre développement de tous.7
3 - Quel
universalisme de discours utopique?
« Moi, Thomas Müntzer, j’ai l’intention d’emplir d’un chant
nouveau… les trompettes éclatantes qui sonneront le mouvement.
De tout mon cœur j’apporte témoignage et adresse
de pitoyables plaintes à toute l’Église des Élus ainsi qu’au monde entier,
partout où cette mesure pourra parvenir. »8
L’utopique n’a pas d’identité, n’a pas de
nationalité ni de communauté, de particularité, sinon elle cesse d’être
« utopique » comme pensée d’un ailleurs, d’un non-lieu à tous et pour
tous sans aucune distinction de race, de couleur, de nationalité, de
communauté, de classe, de religion, de sexe, de philosophie etc. C’est pourquoi
l’utopique ne peut être particulariste, régionaliste, identitariste, classiste… elle est ou bien universaliste ou bien elle
ne l’est pas, alors elle n’est pas.
La pensée de la Guerre
des paysans est «universelle » en ce sens qu’elle vise à faire advenir par
la lutte un autre monde où le servage, le féodalisme et le cléricalisme
institutionnel et oppressif sont éradiqués. Cette pensée, à travers les luttes
locales des paysans des campagnes d’Allemagne, qui démolissent les châteaux
forts, symboles du pouvoir despotique, et confisquent leurs richesses, portent
un message universel de libération et d’émancipation qui va au-delà des
particularités sociales (les paysans), temporelles (l’an 1525), locales
(Allemagne) etc.
Le
discours prédicateur de Thomas Müntzer, ce théologien de la révolution (terme emprunté
d’Ernst Bloch), semble aller dans le sens de cet « universalisme »
que nous parlons. Dans la direction de ce qui constitue le fondement de tout
discours authentiquement universel c’est-à-dire non fini, non borné, non limité
au fini, mais infini, destiné à tout le monde, à tous. En fait partie le chant
nouveau de Müntzer à Prague en 1521, où il déclare « au monde
entier » que le temps de la récolte est arrivé :
Ah ! Comme les pommes sont bien
blettes ! Et comme les Élus sont bien mûrs ! Voici le temps de la
récolte. C’est pourquoi Dieu Lui-même m’a
embauché pour Sa moisson. J’ai aiguisé ma faucille, car mes pensées sont
dirigées de toute leur force vers la vérité…9
Peut-on voir ici une similitude
avec le discours « universaliste » de Paul dans sa version
badiouisienne ?
« Le projet de Paul est de montrer qu’une logique
universelle du salut ne peut s’accommoder d’aucune loi, ni celle qui lie la
pensée au cosmos [c’est le
discours grec, celui du maître-sage disposé dans la raison d’une totalité
naturelle], ni celle qui règle les effets d’une exceptionnelle
élection [c’est le discours
prophétique, qui fait signe, attestant une transcendance].10
C’est pourquoi, comme Paul en témoigne exemplairement,
l’universalisme, qui est une production subjective absolue (non relative),
indistingue le dire et le faire, la pensée et la puissance. La pensée n’est
universelle que quand elle s’adresse à tous les autres, et dans cette adresse
elle s’effectue comme puissance… Paul montre comment une pensée universelle,
partant de la prolifération mondaine des altérités (le Juif, le Grec, les
femmes, les hommes, les esclaves, les libres, etc.), produit du Même et
de l’Égal (il n’y a plus ni juif, ni Grec, etc.). La production d’égalité, la
déposition, dans la pensée, des différences, sont les signes matériels de
l’universel. »11
Pour être universel, et
c’est ce qui fait Paul, selon Badiou, Il faut donc partir de l’évènement en
tant que tel, et nullement des lois, naturelles ou prophétiques, grecques ou
juives, dans la configuration du début de l’ère christique : tel le moment
évènementiel paulien. L’universalisme est par conséquent en premier lieu a-cosmique
et illégal, hors de toute loi prédéterminée naturelle et ne s’intègre
à aucune totalité, et n’est signe de rien. Partir de l’évènement,
selon Badiou, veut dire ni loi, ni prophétie, ni maître, ni esclave.
L’universalisme en second lieu veut dire une vérité absolument absolue,
radicalement exempte de toute relativité qui supprime la vérité elle-même. En
troisième lieu, l’universalisme est performatif : ne différencie pas le
dire et le faire, la pensée et la puissance. C’est une vérité qui se dit en s’effectuant
comme une puissance, c’est une pensée militante ici et maintenant. Enfin en
troisième lieu, l’universalisme est une pensée qui s’adresse à tous en partant des altérités,
mais à partir de là elle produit un commun, (un Même ou Égal dirait
Badiou) qui transcende, dans la pensée,
toutes les différences réelles.
Mille cinq cent ans
après Paul, le « chant nouveau » de Thomas Müntzer, semble avoir plusieurs traits communs avec celui de
l’apôtre : absolument nouveau, ni loi (établie ou instituée), ni prophétie,
ni philosophie, ni témoin des faits miraculeux, ni mémoire (des faits passés), mais
déclaration « nouvelle » en son nom propre d’une vérité
universelle (un autre ordre du monde) adressée à tout le monde et son
effectuation exigée par la situation. En dépit de ces considérations, il nous
semble que le discours de Müntzer reste malgré tout et en dernière instance
limité au cadre religieux, messianique-christique, et qui par conséquent n’est
pas incapable d’embrasser l’universel absolu, c’est-à-dire « tout le
monde » : turcs (musulmans), juifs, athées etc. On sait qu’à cette
même époque il se passe en Allemagne des pogroms anti juifs, et qu’il y a
« la peur des turcs » à l’Est.
Le chant nouveau de
Müntzer est certes un chant de libération par la lutte de la tutelle des
puissants (Église institutionnelle et seigneurs séculières), mais de par les
contraintes immanentes à tout discours religieux (chrétien, islamique,
juif etc.), il ne peut pas sortir de son
particularisme confessionnel, exclusif de tout autrui. À notre avis, tout
universalisme, s’il y a, ne pourrait être que laïque.
4 - Quel usage de
la violence (ou de la
non-violence) face à l’ordre violent?
La violence qui sévit à
l’époque de la Guerre des paysans est peut-être la violence la plus inouïe dans
sa sauvagerie de l’histoire du Moyen-âge finissant en Europe. Elle est totale
et généralisée. Elle s’exerce tout d’abord et principalement par le
pouvoir et les autorités, par les seigneurs féodaux, par l’Église romaine, par
les moines, par les tribunaux, et, il faut le souligner, par les appels de
Luther au massacre des paysans insoumis etc. :
« Les autorités procèdent
à une vague d’arrestations. Le bourgmestre de Sélestat qui a dirigé le
mouvement est arrêté, étranglé et écartelé sur la place publique. À de nombreux
autres, on coupe, avant de les bannir, les doigts qu’ils ont levé pour
prêter serment…
Une dizaine d’insurgés sont décapités, leurs
cadavres écartelés sont exposés sur les grand-routes, de nombreux autres sont
mutilés comme à l’accoutumée et frappés d’amendes qui les transforment en
vagabonds. »12
[Luther en 1525 contre les
hordes de paysans pillards et assassins]
« Aussi un rebelle
convaincu de rébellion est-il déjà au ban de Dieu et de l’Empire, de sorte que
celui qui, le premier, peut et veut l’étrangler fait une bonne action.
Voilà pourquoi quiconque le peut, doit frapper,
étrangler, poignarder secrètement ou publiquement et considérer que rien ne
peut être plus venimeux, néfaste, diabolique qu’un rebelle. »13
« Le lendemain, 27 mai
1525, Müntzer, qui n’était plus qu’un amas moribond de chairs lacérés, était
amené au camp de Görmar. Il eut la force de soupirer qu’il avait voulu de trop
grandes choses et de conseiller aux princes
de lire le Livre des Rois pour y voir comment finissent les tyrans.
Il n’y avait plus beaucoup de
sang dans son corps quand le bourreau lui trancha la tête qui roula vers celle
de Pfeiffer (l’ancien moine, compagnon de Müntzer), mort courageusement quelques
instants avant.
Leurs têtes et leurs corps, accrochés à des poteaux,
furent exposés à titre d’exemple devant Mulhausen. » 14
Mais la
violence, c’est aussi et surtout structurelle. Une violence statique. Une
violence exercée par le système, par l’ordre ignominieux et oppressif du monde
qui ne change pas : ni par la simple volonté des tyrans et ni par les
revendications pacifiques du peuple. C’est une réalité violente qui comme dit
Ernst Bloch, est omniprésente,
possessive et protectrice des intérêts, installée et codifiée par le
pouvoir : « cette réalité est moins le mouvement de violence, que la
violence elle-même, sa présence et sa possession, son installation codifiée
sous le « pouvoir », sa jouissance et la jouissance de ce qu’elle
protège et qu’elle seule est en mesure de conserver. »15 Dans
cette situation, le peuple asservi, désespéré et martyrisé se soulève. Il recourt
à l’insurrection armée pour pouvoir se libérer, ce qui a provoqué la Guerre des
paysans de 1520.
L’utopique, comme pensée
et mouvement de transformation radicale de l’ordre injuste, se trouve toujours
face au dilemme de la violence. Que faire face à la violence étatique,
institutionnelle, qui veut conserver à tout prix et par tous les
moyens l’ordre établi ? Faut-il répondre à la violence par la
violence ? Ne court-on pas le risque de l’aggraver, de la perpétuer à
l’infini et, par ailleurs, de faire mal à tous ceux qui se mettent à l’écart du
conflit ? Ou bien faut-il ne rien faire? Toute inaction, toute attente, n’est-ce-pas,
d’une certaine façon, participer à l’inacceptable oppression et à sa violence? N’est-ce-pas
accepter cette violence, la cautionner, l’entretenir et, par conséquent, la
perpétuer aussi à l’infini ?
Il reste que l’on ne peut tolérer la tyrannie
et la violence qui la soutient. Face à elles et pour mettre fin à leur emprise,
il faut inventer de nouvelles relations entre les hommes basées sur la justice
et l’égalité, les peuples, pour leur émancipation du joug de la domination de
toute sorte, n’ont d’autres solutions que la résistance par différentes formes
de lutte: grèves, soulèvements, révolte,
révolution etc.
La Guerre des paysans de 1520 à 1525 en
Allemagne, fait partie de ce mouvement universel d’intolérance à la domination
et à sa violence inhérente.
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Bibliographie et livres consultés
1. Thomas
Munzer ou La Guerre des paysans. Maurice
PIANZOLA. Ludd. 1997.
2. Müntzer
contre Luther. Le droit divin contre l'absolutisme princier. Marianne Schaub. <persee.fr>.
3.
Thomas Müntzer et le Manifeste de Prague.
Joël Lefebvre. <persee.fr>.
4.
Thomas Müntzer, théologien de la
révolution.
Ernst BLOCH. Les prairies ordinaires. 2012.
5.
La communauté politique
des « tous uns ». Miguel ABENSOUR.
6. Idéologie
allemande.
Marx et Engels. Éditions sociales.
7. Manifeste
du parti communiste.
Marx et Engels. Prés. & commentaire par François CHATELET. Bordas. 1986.
8. Saint
Paul La fondation de l’universalisme. Alain BADIOU. PUF. 1997.
NOTES
1.
Thomas Müntzer et le Manifeste de Prague.
2.
Thomas Munzer ou La Guerre des paysans. Page : 267.
3.
Idem. Pages : 21-4 ; 99 et
suivantes.
4.
Idem. Pages : 186-192
5.
Voir bibliographie.
6.
Idéologie allemande. Pages : 69-70.
7.
Manifeste du parti communiste. Page : 48.
8.
Thomas Müntzer et le Manifeste de Prague.
9.
Idem.
10.
Saint Paul La fondation
de l’universalisme. Page :
45.
11.
Idem. Page : 117.
12.
Thomas Munzer ou La
Guerre des paysans.
Page : 34.
13.
Müntzer contre Luther. Page : 258.
14.
Thomas Munzer ou La
Guerre des paysans.
Page : 267.
15.
Thomas Müntzer,
théologien de la révolution. Page : 168.